Le retour des biens coloniaux: Quel rôle pour la Suisse ?

[Discours prononcé durant le Decolonizing Heritage – The Return of Cultural Objects to Africa : An International Law Perspective]

Vos Excellences,

Mesdames et Messieurs les intervenant-e-s,

Mesdames et Messieurs,


Il y a quelque chose de surprenant que dans le cadre d'un colloque réunissant d'éminents spécialistes de la problématique de la restitution des biens culturels coloniaux, l'on invite un sénateur Suisse à prendre la parole.


Il est vrai qu’en Suisse l'on vit la fiction du Parlement de milice qui veut que chaque élu fédéral devrait exercer en parallèle à son mandat politique son activité professionnelle d’origine. Mais je dois l'avouer, je ne suis ni professeur de droit, ni ethnologue, ni historien, ni philosophe et encore moins curateur ou directeur d'une structure muséale ou d'un service culturel d'état. Si le professeur Marc André Renold a jugé judicieux de m'invite à ce colloque c'est qu'il a dû estimer que dans la mesure où je suis le seul et unique parlementaire qui au cours de ces 20 dernières années est intervenu à plusieurs reprise sur le sujet, je devais être considéré comme le spécialiste parlementaire et avait droit au ticket d’entrée à ce colloque de haut niveau.


Je lui en suis très reconnaissant, car cela est une opportunité unique pour m’informer de la situation actuelle du processus de restitution des biens culturels coloniaux, renforcer ma détermination quant à la justesse de mon action politique en faveur de la restitution et vous faire part de ma conviction que la Suisse dispose des qualités lui permettant, avec un peu de clairvoyance et de volonté, de jouer un rôle important dans ce domaine.


Un domaine hautement sensible transportant avec lui le poids du crime contre l’humanité que fut le projet colonial et de la spoliation violente et jamais consentie du patrimoine culturel comme de l’arrogant silence des pays ayant participé ou bénéficié de la colonie face aux justes revendications post coloniales de restitution. Mais aussi un domaine suscitant aujourd’hui beaucoup d’expectatives auprès des Etats et des populations privées de leur patrimoine culturel historique vu d’une part les récents engagements politiques des anciennes puissances coloniales de procéder à la restitution des biens culturels coloniaux spoliés et d’autre part la concrétisation de ses engagements par la signature et la mise en œuvre des premiers accords bilatéraux organisant la restitution effective et mettant sur pied des projet de collaboration culturelle, comme celui conclut entre l’Allemagne et la Namibie et celui entre la France et le Bénin qui permettra le 30 octobre prochain le retour officiel de biens culturels.


Mais il reste encore beaucoup à faire, tant dans la relecture du passé colonial de tous les pays ayant participé ou bénéficié du projet colonial, y compris la Suisse, que dans la mise en place d’une dynamique multilatérale devant déboucher sur un instrument international, qu’il s’agisse d’une convention comme la demande depuis longtemps d’éminentes personnalités africaines ou de principes directeurs du genre des principes de Washington pour les biens culturels spoliés par les nazis.


En tant que parlementaire quelque peu frustré de la position de la Confédération, dont je ne suis aucunement le porte-parole aujourd’hui, et pour répondre au sujet qui m’a été assigné, à savoir « Quel rôle pour la Suisse ? » le tout premier élément que j’aimerais mettre en évidence, est que la Suisse dispose d’une petite expérience en matière de restitution du patrimoine culturel qui remonte à 1930 déjà et qui a eu Genève comme épicentre.


Il s’agit de la cloche du temple japonais Honsen-ji de Shinagawa. Fondue en 1657 grâce à une vaste souscription populaire, cette « grande cloche » du temple shingon faisait la fierté de la population. Elle disparut deux cents ans plus tard dans des circonstances mystérieuses au moment où le Japon traversait une période troublée qui aboutit en 1867 à la chute du régime féodal des shogouns et à la restauration de l’empire. Cette cloche arriva en mains de la Ville de Genève par un don d’un collectionneur après que l’objet eut circulé comme cela était d’usage à l’époque dans les expositions universelles. Soixante ans après la restitution, en signe de reconnaissance et dans la mesure où cette cloche ne s’adapte pas à la circulation, le temple a offert à Genève une réplique de la cloche, qui est érigée depuis 1991 dans un pavillon au sein du parc de l'Ariana, à côté du siège européen de l’ONU.  


Un autre exemple est celui de la figurine en pierre de la culture Pucara, acquise en 1929 par le Musée d'histoire de Berne, qui a été rapatriée en 2015 en Bolivie, qui la réclamait. La figurine en pierre de 16 centimètres est un des témoignages les plus beaux et les mieux conservés de la culture Pucara. Elle représenterait Ekeko, divinité de l'abondance. En mains du musée bernois pendant plus de quatre-vingts ans, la pièce est désormais visible au Musée national d'archéologie de La Paz, rouvert à l’occasion de cette restitution. Cette statuette quittait son statut d’objet esthétique déshistorisé en Suisse pour retrouver sa place dans le récit culturel des communautés boliviennes avec accès de la population.


Une troisième opération de restitution a eu lieu en 2010 : celle du Masque Makondé à la Tanzanie. Bien qu’il s’agisse d’un bien culturel africain, il ne reposait pas sur une spoliation coloniale mais d’un vol en 1984 au Musée national de Tanzanie et l’achat du masque par un musée privé bien connu à Genève : le Musée Barbier Muller. Le processus de restitution a été très conflictuel dès lors que le litige fut porté devant le Comité intergouvernemental de l’UNESCO pour la promotion et le retour des biens culturels à leur pays d’origine ou de leur restitution en cas d’appropriation illégitime et que L’Office fédéral suisse de la culture a dû également intervenir.


Ces trois exemples, qui impliquent la municipalité de Genève, le Musée cantonal bernois et un musée privé, illustrent la particularité de la possession des objets culturels. Ils ne sont pas conservés dans un musée national comme dans les anciennes puissances coloniales. Il n’y a donc pas de centralité. Les décisions de restitution sont prises localement. D’où la nécessité d’une stratégie ou d’un cadre national qui puissent donner les orientations et proposer des modalités de recherche d’origine et le processus de restitution, cadre obligatoire dans un pays fédéral et qui peut d’ailleurs inspirer de futures règles internationales


Le deuxième élément qui donne un avantage diplomatique certain à la Suisse, c’est le fait qu’elle n’a jamais été une puissance coloniale. Elle ne traine pas un passif historique institutionnel tel celui de la France, de la Belgique, de l’Allemagne pour citer quelques exemples. Cela dit, on ne saurait taire le fait que, comme tous les pays européens, la Suisse s’est inscrite dans le discours et la pratique coloniale. Je dirai à l’insu de son plein gré. En effet, en Suisse aussi, des hommes, comme le neuchâtelois David De Pury, devenus illustres par leur générosité à l’égard de leur canton d’origine, grâce à des fortunes colossales bâties dans le cadre de l’exploitation coloniale, des scientifiques et des missionnaires ont participés au pillage économique et culturel. Il est donc indispensable en Suisse aussi de procéder à un travail d’introspection et de relecture de l’histoire pour assumer notre part de responsabilité coloniale. Une introspection que les musées suisses ont déjà entamée comme le démontre les démarches de décolonisation des collections entreprises par les musées comme ceux d’ethnographie de Genève et de Neuchatel, le Musée Rietberg et la mise sur pied d’exposition amenant à réfléchir sur l’origine des objets comme celle de Kader Attia à Zurich ou l’exposition au Palais de Rumine pour citer quelques exemples parmi bien d’autres. Mais une introspection qui reste à réaliser au niveau politique, bien qu’elle pourrait se réaliser rapidement dans le cadre d’une participation active à la discussion internationale sur la restitution des biens culturels coloniaux.


Troisième atout en faveur d’un rôle actif de la Suisse, c’est l’absence de toute visée géostratégique. Elle fait reposer sa politique étrangère comme sa politique commerciale sur les principes d’universalité, la force du droit international, la coopération entre les Etats et la recherche permanente du dialogue. Des principes grandement utiles dans les discussions en matière de restitution et coopération culturelle bilatérale et multilatérale. Une situation qui permet d’écarter toute instrumentalisation politique de la restitution. Toutefois, arcboutée comme jamais depuis deux ans sur la promotion de ses intérêts économiques, la politique étrangère suisse passe actuellement à côté de problématiques importantes comme la restitution des biens culturels coloniaux. Ainsi la toute nouvelle Stratégie du Conseil fédéral pour l’Afrique subsaharienne 2021-2024 n’aborde pas du tout la question de la réappropriation par les populations africaines de leur histoire et de leur culture au travers de la restitution des biens culturels.  C’est étonnant, l’année au cours de laquelle la France passe à l’action concrète par la restitution de certains biens culturels coloniaux et Felix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, Président de la République Démocratique du Congo a fait de la restitution des biens culturels coloniaux l’une des priorités de l’Union africaine lors de son discours de l’acceptation de la présidence de l’OUA. Le développement d’une stratégie nationale suisse par le DFAE et l’OFC, en collaboration étroite avec les acteurs culturels de notre pays engagés sur le sujet, tels les huit musées, réunis autour de l’« Initiative Benin en Suisse » ,destinée à étudier la provenance de leurs objets du Royaume du Benin, serait la bienvenus. Une telle stratégie serait à même de venir combler la lacune actuelle de la politique étrangère et stimuler notre diplomatie à développer des réflexions sur les instruments internationaux et les collaborations concrètes de solutions généralisables en matière de restitution. Il est à espérer que le rapport promis par le Conseil fédéral pour la fin de l’année lors du débat de ma motion visant l’adoption d'une procédure fédérale pour que les musées de Suisse participent à la restitution des biens culturels enlevés à l'époque coloniale contienne les pistes concrètes, permettant rapidement à notre gouvernement de disposer de la première pierre d’une stratégie nationale applicable à l’ensemble des musées et de devenir rapidement actif sur le parquet diplomatique international.


La Suisse dispose de diplomates de haut vol, fortement respectés, chevronnés à la négociation multilatérale et à la recherche du juste équilibre sans lequel il n’y aurait pas de consensus entre les Etats. Consensus décisionnel très présent dans notre démocratie semi-directe en raison du risque de voir les forces politiques marginalisées au moment des décisions législatives, soumettre la loi au vote référendaire et au rejet populaire.


Rappelons par exemple le rôle de médiateur joué par la Suisse et son ancien Chef de mission auprès des Nations Unies à New-York, sur demande du Secrétaire général de l’ONU, dans la négociation et l’aboutissement du Pacte mondial sur les migrations. Dans la perspective de la négociation de principes directeurs comme c’est le cas pour les biens spoliés par les nazis ou d’une convention formelle venant combler les lacunes du droit international actuel, la Suisse pourrait assumer un rôle stratégique dans l’intérêt de l’ensemble de la communauté internationale.


Au surplus, l’organisation du présent colloque au cœur du pôle d’excellence académique de la Geneve internationale, l’Université de Genève et sa faculté de droit, plaide pour que Genève et singulièrement la Genève internationale, haut lieu des négociations internationales et bénéficiant de la présence tant des missions  diplomatiques de presque tous les Etats du monde que de la société civile mondiale organisée, puisse être le lieu des discussions et négociation autour d’une convention internationale en matière de biens culturels coloniaux spoliés.  


Vous l’aurez compris, si la Suisse a une situation particulière, en dehors de tout enjeu historique lui permettant, en collaboration avec l’un ou l’autre des Etats africains et asiatiques ayant subi la spoliation, de contribuer à la mise en place d’outils juridiques multilatéraux en matière de restitution, de circulation, de conservation et de négoce, elle a en parallèle aussi des devoirs à domicile à entreprendre et à terminer.


Toute avancée ne sera d’ailleurs possible que par une compréhension des enjeux par les parlementaires, notamment mes collègues siégeant sous la coupole fédérale, le plus souvent plongé dans les enjeux sociaux-économiques du moment. Dans la perspective d’investir le champ parlementaire avec la question des biens culturels coloniaux spoliés et la restitution, j’ai suggéré à la délégation suisse auprès de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie de procéder à l’élaboration d’un rapport conjoint sur l’implication des parlements sur la problématique de la restitution et déterminer le degré d’appropriation du thème.


Bien sûr, les acteurs principaux quant à la problématique des biens culturels coloniaux ce sont les intellectuels, les musées et les gouvernements, mais n’oublions pas que les parlementaires sont ceux qui votent les lois, les crédits et les ratifications des accords internationaux. Sensibiliser les parlementaires sur la question de la restitution des biens culturels coloniaux et mettre en évidence les bonnes pratiques en la matière est donc un enjeu important. L’idée de ce rapport parlementaire au sein de la Francophonie a reçu un accueil très positif par la commission de l’Assemblée parlementaire de la francophonie en charge des questions culturelles. Je m’en réjouis car le travail de sensibilisation à réaliser est important lorsque l’on sait que les deux motions déposées au parlement fédéral demandant la mise en place d’une stratégie ont dû été retirées pour éviter un rejet dommageable pour l’avenir.


La question de la restitution des biens coloniaux est une question de justice historique, de solidarité, d’engagements politiques forts, mais aussi de sensibilisation des parlementaires.

Carlo Sommaruga,

Conseiller aux Etats.

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